Non, décidément, enregistrer un hommage à George Gershwin ne se résume pas au choix de quelques standards célèbres relus comme à la parade par de bons musiciens. Il y faut, plus encore qu’avec n’importe quel autre répertoire, une compréhension intime de la richesse harmonique, une conscience de l’histoire — comment faire du neuf avec du jamais vieux — et ce savoir spécial qui consiste à éviter tous les clichés jazzistiques tout en s’inscrivant dans une tradition. Trois qualités distinctives que cultivent, depuis déjà plus d’une décennie, le clarinettiste Jean-Marc Foltz et le pianiste Stéphane Oliva. Ils avaient auparavant fréquenté l’ombre intimidante de Giacinto Scelsi, l’un des plus passionnants créateurs de musique contemporaine (Soffio di Scelsi, 2007), revisité en voyageurs engagés le grand répertoire classique pour clarinette et piano (Visions fugitives, 2011) ou plus récemment relu le mythe de Pandore (Pandore, 2016).
Ce disque sobrement intitulé Gershwin prolonge donc un dialogue déjà ancien, dialogue engagé sous les auspices d’une écoute mutuelle sidérante de concentration, où le silence jouerait le rôle d’arbitre des élégances. Les amateurs de joutes oratoires et de déballages virtuoses sont donc gentiment priés de passer leur chemin : la musique qui s’esquisse ici, avec la sûreté de ligne d’une antique calligraphie orientale, semble naître du silence pour mieux faire voir et entendre ce que c’est que le souffle, le grand souffle, celui qui, selon les mystiques anciennes, aurait mis le monde en mouvement ; au commencement. L’enjeu esthétique est simple et difficile : distendre le tempo sans jamais perdre la pulsation, étirer la ligne sans jamais rompre le trait.
Avec ses harmonies d’outre-bleu, son mélisme ample et savant, mais aussi son charme sensuel, le répertoire de Georges Gershwin constitue un véhicule rêvé. On oublie trop souvent, du moins de ce côté-ci de l’Atlantique où, depuis trop longtemps, les musiciens comme les mélomanes sont plus ou moins sommés de choisir leur camp, à quel point Gershwin vécut harmonieusement le fait d’évoluer entre deux mondes, celui de la musique classique de son temps (Rhapsody in Blue, Concerto en Fa) et celui des chansons populaires de Broadway qui firent sa gloire auprès des jazzmen. On oublie également trop souvent que ce pourvoyeur de chansons à la séduction immédiate fréquentait Arnold Schönberg et entretenait une amitié admirative avec Alban Berg.
Même si l’on sait que c’est sans doute Maurice Ravel, auprès de qui il sollicita vainement des leçons de composition, qui comprit le mieux son génie propre en l’encourageant à suivre sa voie personnelle plutôt que de tenter de prendre exemple sur lui — comme Nadia Boulanger aura l’intelligence de la faire, des années après, avec le jeune Astor Piazzolla.
Les bons maîtres sont donc ceux qui enseignent à s’affranchir d’eux, et la fidélité désobéissante que Foltz et Oliva cultivent vis-à-vis de Gershwin prouve qu’elle est tout simplement juste. Aussi ne trouvera-t-on, dans leur relecture de la Rhapsody in Blue, aucune trace de ce stupéfiant glissando de clarinette introductif qui en est comme l’emblème trop voyant, mais un savant tuilage de thèmes secondaires et de contrepoints qui est l’essence même d’une rhapsodie. Tout comme le trop célèbre Summertime, ici éclairé de l’intérieur par la marche harmonique du Prélude n°2, comme si le lien entre le Gershwin « classique » et le Gershwin « jazz » n’avait jamais été rompu que dans l’esprit étroit des fabricants de frontières, ou dans ce Fascinating Rhythm pneumatique et bondissant dans lequel s’invite la silhouette étrange de Thelonious Monk.
Cet art du silence éloquent, de la révérence sans déférence, rappelle souvent l’étrange duo de Chet Baker et Paul Bley sur l’époustouflant Diane, de 1985, mais, au-delà, on croisera aussi les ombres familières de Lennie Tristano, de Jimmy Giuffre, voire l’écho de la rencontre historique entre Duke Ellington et John Coltrane.
Soit un « ange de l’histoire » cher à Walter Benjamin, posant son aile protectrice sur les rares élus qui, à un moment, préfèrent tutoyer les cimes du silence plutôt que d’aligner des notes, fussent-elles joliment tournées, parce que la musique, comme la vie, est bien plutôt une histoire de souffle ; jusque dans son exténuation.
Gilles Tordjman
Somehow (Stephan Oliva)
The Man I Love
Fascinating Rhythm / Someone To Watch Over Me (to Woody Allen)
'S Wonderful (Morning)
My Man's Gone Now
A Foggy Date / Rhapsody In Blue (Jean-Marc Foltz)
I Can't Get Started (Vernon Duke/Ira Gershwin)
Rhapsody In Blue Theme (Gershwin's Dream)
Summertime
'S Wonderful (Evening)
Prelude N. 2, Blue Lullaby (The Bridge)
I Love(s) You Porgy
Jean-Marc Foltz
clarinettes
Stephan Oliva
piano