Au XXIe siècle, il existerait encore des contrées
à explorer, des plages musicales à fouler, si
l’on en croit ce compositeur vagabond
Eriger des ponts pour abattre les chapelles, casser les codes, les formules récurrentes, redessiner la mappemonde musicale...
Tel était le fil rouge de cet album qui fait cohabiter les modes de jeu de la musique classique, contemporaine, et du jazz. Deux mondes aux antipodes l’un de l’autre : l’écriture face à l’improvisation, le solfège face à la tradition orale, un certain académisme contre un soi-disant anarchisme. «J’ai baigné dans ces univers, ce sont deux facettes de ma personnalité. Les dissocier équivaudrait à me diviser. Je voulais créer une zone de rencontre, trouver un entre-deux», résume Samuel Strouk.
Quatuor à cordes, trio jazz, pourquoi choisir quand on peut les réunir sur une même scène ? C’est ce qu’a réalisé l’audacieux guitariste parisien, qui n’a de cesse d’inventer sa propre grammaire musicale. Cela fait quelques années que cet artiste sans frontières ni oeillères, directeur musical et artistique, fouille cette veine à la recherche de partitions apocryphes : avec son album Silent Walk (2017), il proposait un quintet sans batterie naviguant entre jazz et musique classique ; avec Loco Cello (2019), il invitait le jazz manouche dans la musique de chambre.
Dans ce nouvel album, Samuel Strouk poursuit ses recherches en «confrontant la batterie, ses couleurs et ses riches fréquences, au quatuor à cordes». Un autre monde, en effet. Le titre de l’album prend un pluriel pour illustrer les divers cheminements de ce compositeur adepte des carrefours en tous genres. «A travers ce titre Nouveaux Mondes, je voulais traduire l’alchimie née de la rencontre entre ces deux univers qui fait émerger de nouvelles bulles d’expérience, un langage musical à défricher. Je désirais aussi exprimer mes réflexions d’homme, le fait de vivre dans une époque sans cesse bousculée par les crises et les révolutions - musicale, à travers l’émergence du hip hop, de la musique électronique - écologique, numérique… Quelle place trouver face à tous ces bouleversements ?»
On l’aura compris, pour ce musicien diplômé du C.N.R. de Paris, guitariste tout sauf classique, il n’existe pas de jeux interdits.
Ses Nouveaux Mondes s’écriront donc au-delà des portées. Épaulé du Quatuor Elmire et d’une section jazz composée du bassiste Guillaume Marin et du batteur Damien Françon, Samuel Strouk développe sa vision d’un «jazz d’inspiration symphonique».
Si le filon a déjà été creusé - Samuel Strouk évoque avec des étincelles dans les yeux l’album Focus de Stan Getz et l’Hymne au Soleil des frères Belmondo -, il se méfie des aplats qui se superposent, des collages et des fusions à froid. Les écueils à éviter ? «Ne pas tomber dans l’apposition et ne pas faire jouer le musicien à contre-emploi. Bref, ne pas jouer swing, mais être swing !», relève celui qui se voit avant tout comme un metteur en scène. «On pourrait presque dire que cet album, c’est The Big Lebowski qui rencontre Louis XIV», s’amuse-t-il.
Les Nouveaux Mondes du «Stroukonaute» s’ouvrent sur un «Prélude», une guitare buissonnière parmi les cordes de violons, d’alto et de violoncelle, des voix étrangères qui s’accordent. Première note d’intention : le contrepoint n’exclut pas le dialogue. Ni les voix dissonantes, à l’image du titre «Nouveau Monde», une suite en deux temps et beaucoup de mouvements, dans laquelle la guitare jazz joue les funambules sur un fil drum’n’bass et sous un déluge de cordes, le quatuor posant le premier cadre tel un adagio de Ravel, avant que la section rythmique jazz et groove ne prenne le relais, «comme s’il s’agissait de son négatif photo». Il en va de même avec «Hermano Tony», «la première pièce que j’ai composée pour un quatuor à cordes et guitare», un diptyque qui se joue des mesures.
On prend de la hauteur, et même un ticket pour l’espace, avec «Proxima Centauri», une fresque futuriste influencée par la musique modale, où «chaque note est un monde en soi», et dans laquelle les sirènes de cordes et le swing le disputent à une batterie pop et funky, les silences aux syncopes.
La vie dans les étoiles. En filigrane, le compositeur émet l’idée que les musiques dites savantes sont avant tout populaires, pour peu qu’on daigne s’affranchir des pesanteurs stylistiques pour parler aux foules, emportées par la fougue. Le style Strouk.
Il y a là des mondes moins rebelles. «Alap», titre dans lequel le quatuor se grime en tampura (instrument d’accompagnement qui joue le bourdon dans la musique indienne), est le prélude de la pièce «Lazimpat Rag», un crochet en clair-obscur à Katmandou, où vécut quelque temps le compositeur. Musique de chambre avec vue sur le Moyen-Orient, «Romantic Lebanon» fait le grand écart entre «un adagio dans le style de Gustav Mahler puis et une plongée dans l’univers de John Coltrane.
C’est un Liban idéalisé, ma vision d’un pays déchiré par les guerres, les catastrophes... C’est une prière», décrypte Samuel Strouk. «Regard Purs» s’inspire de ces «regards d’enfant pleins de naïveté, cette humanité si proche mais insaisissable et qui disparaît inexorablement». L’album se clôt sur «Lost Birds», une ballade folk au creux de l’épaule, une dernière envolée. Par ces Nouveaux Mondes, Samuel Strouk démontre qu’il n’existe d’autres frontières que celles que l’on s’impose.