Label: Moose
Quelques semaines seulement après la sortie du disque Layers de David Enhco qui faisait l’objet du précédent post, le label Nome présente sa seconde référence, le premier disque sous son nom de Florent Nisse. Ce disque ne cache pas son jeu. Au premier coup d’œil, on sait à quoi s’en tenir. Le jeu de mot de son titre ainsi que la présence dans le line up de deux musiciens qui accompagnèrent à de nombreuses occasions Paul Motian laissent penser, à juste titre, que c’est dans le giron esthétique du batteur américain que se situera la musique. Auteur des notes de pochettes, Guilhem Flouzat évoque également Charlie Haden et Bill Frisell, deux artistes qui ont manifestement nourri la musique de Florent Nisse et de se ses complices.
Motian, Haden, Frisell, ces joailliers, ces magiciens… C’est merveilleux d’entendre les jeunes musiciens d’aujourd’hui s’approprier leur musique avec tant de naturel et de talent. Car ce disque, si vous ne l’aviez pas encore compris, est une de ces petites perles qu’on souhaite à tout le monde de découvrir. Pourtant, le pari était osé… Pensez-donc ! Faire un premier disque avec une majorité de titres calmes, atmosphériques, en préserver l’indispensable légèreté malgré la présence de deux instruments harmoniques, accueillir et aménager une place importante à deux invités de marque tout en assurant une dynamique collective… On peut imaginer conditions plus simples. C’est au prix de cette audace que les dix morceaux qui composent ce recueil se hissent à un tel niveau d’excellence. La musique coule, circule magnifiquement. Parfois elle se densifie, notamment sur les titres plus rythmés comme « H Code » ou « Intrépide », parfois elle s’aère, s’étiole même, jusqu’à ce qu’un simple fil mélodique ne sépare l’auditeur des abîmes du silence, ce qui confère à « Ombre et brouillard » son charme mystérieux. Quelques accords égrainés à la guitare sur fond de grelots, un solo de contrebasse suspendu, poésie de l’infiniment simple. La capacité du quintet à trouver un juste milieu entre le « jeu plein » et le minimalisme est une réelle force. La musique est posée, mais chargée de cette intensité que savent générer les groupes quand leur propos collectif est régi par un interplay subtil, parfois presque imperceptible. Les notes sont choisies, les interventions toujours mesurées, toujours utiles. Il faut dire que le socle du quintet est une équipe soudée qui se connaît bien puisqu’on retrouve aux côtés du contrebassiste Gautier Garrigue et Maxime Sanchez, qui font partie des heureux fondateurs du jeune label, et qui font la route ensemble dans différents contextes, mais notamment avec Flash Pig. La famille, quoi. A cette base indéboulonnable viennent s’ajouter deux musiciens sublimes : Jakob Bro et Chris Cheek.
Le guitariste danois partage bien des choses avec Bill Frisell, d’ailleurs. Notamment du temps, puisqu’il joue régulièrement avec lui au sein de ses propres projets. Bro fut un des guitaristes de l’Electric Be Bop Band de Motian, et le batteur fit également partie de son groupe, celui qui enregistra le très beau Balladeering, un album tout en finesse que je trouve proche par sa qualité et sa poésie du présent disque. Mais au delà des rencontres et des collaborations, il y a une forme d’évidence : Bro est un héritier de Frisell. L’un des seuls à mon sens qui sache si bien faire s’envoler par delà l’atmosphère terrestre les lignes de Blues. Mes propos croisent ceux de Guilhem Flouzat mais vous ne vous en rendrez compte que quand vous tiendrez entre vos mains cette belle galette : le solo du guitariste sur « H Code » est fantastique, simple, chantant et aérien. Bro est partout mais sa présence est discrète. C’est en parfaite intelligence qu’il noue son jeu à celui de l’excellent Maxime Sanchez. Tous deux sont à l’origine d’un impressionnant travail de fond. Je note au passage que le pianiste, instrumentiste raffiné, s’illustre une fois encore par la qualité de son écriture, tout comme Nisse. Signées de l’un ou de l’autre, les compositions sont très belles et recèlent de savoureux mouvements harmoniques, comme une maison d’architecte riche en fenêtres à ouvrir. Elles semblent en tous cas inspirer Chris Cheek, qui impose avec une autorité tranquille un son qui laisse rêveur, charnu, ample, rond, chaleureux. Son phrasé est à l’avenant, un modèle de jeu non précipité, où chaque prise de parole est une histoire, contée avec passion mais sans théâtralité abusive ni excès de vitesse. Tout cela est subtilement porté par Nisse et Garrigue, que je me garderai bien de comparer aux figures tutélaires évoquées. Parce que j’occulterais dès lors la part d’eux qui, indéniablement, contribue à donner à cet hommage ses allures de pierre précieuse.
1 Eternal Thursday
2 A la pluie
3 H Code
4 Ombre et brouillard
5 Intrépide
6 Rêve normal
7 Image F
8 A Way Away
9 Des lits d'initiés
10 Priceless
Chris Cheek : saxophone ténor
Jakob Bro : guitare
Maxime Sanchez : piano
Florent Nisse : contrebasse
Gautier Garrigue : batterie